California... Come on!
On ne peut pas franchir le Golden Gate, s’arrêter à une terrasse de North Beach, de Mission ou de Haight Street sans boire une pinte d’Anchor Steam©. Ce n’est, de mon point de vue, pas envisageable. Et j’entends même aujourd’hui alors que l’on sait, depuis août 2017, que la mythique brasserie californienne, pourtant pionnière du mouvement craft dans les 70’s, a finalement un peu lâché l’ancre ainsi qu’une communauté de fidèles dépités au profit du japonais Sapporo. Une transaction à 85 millions de dollars, rien que ça !
Fondée à San Francisco en 1896 puis rachetée en 1965 par Fritz Maytag qui la déménagera en 1979 et en fera l’une des plus grosses brasseries indépendantes des USA, Anchor Brewing est un symbole fort du mouvement « craft* » qui a secoué le monde de la bière en Amérique du Nord depuis un épicentre californien (on pense aussi à Ken Grossman et sa Sierra Nevada Brewing Company fondée en 1979) et dont on ressent tout juste l’onde de choc en France depuis 3 ou 4 ans (pour les milieux les moins avertis).
[*traduisez « artisanal » mais aussi, par extension, déconnecté de l’industrie et de ses produits aseptisés]
Aujourd’hui donc, on peut lire ici et là, que ce fier étendard du bon goût est « passé à l’ennemi », dans ce sens où Anchor a cédé aux sirènes de la Big Beer en acceptant un gros chèque qui devrait lui permettre un développement dont on ne sait pas s’il sera au profit de la qualité et de l’état d’esprit jusqu’alors associés à la marque. Il ne m’appartient pas de commenter cette décision, ni de remettre en question le travail et le choix d’un entrepreneur qui aura à ce point marqué l’histoire de la bière, mais le débat existe et je le comprends.
Ce qui est trivial cependant, c’est que le produit phare de la brasserie Anchor c’est la « Steam Beer » ou encore la « California Common », une bière de fermentation basse (surtout utilisée dans l’industrie) travaillée à des températures de fermentation haute (surtout utilisée par le mouvement craft). J’y vois depuis longtemps le symbole d’une bière à ce point affranchie qu’elle peut bien revêtir les atours d’une bière industrielle tout en gardant les codes d’une « craft beer ». Une façon de dire en quelque sorte qu’il n’y a pas non plus, en matière de bière, une vérité absolue qui soit à ce point blanche ou noire mais peut-être, tout simplement, un entre-deux un peu plus nuancé. Alors essayons de comprendre cette figure de style.
Dans l’excellent ouvrage de Guirec Aubert « La bière dans tous ses états », paru très récemment, on peut lire, page 49, comment Maytag, alors amateur de Steam Beer, devient actionnaire majoritaire de Anchor Brewing, une brasserie sur le point de fermer. Comment il relève la situation avec sa nouvelle équipe, affine les recettes dans le but « de développer une gamme irréprochable », puis lance de nouvelles références, des ales essentiellement, d’influences britanniques pour la plupart : Barley Wine, Porter, IPA…
Guirec écrit : « Il s’agit alors de présenter un autre usage de la boisson, avec différentes bières pour différents moments. La difficulté consiste à vendre ces bières atypiques, et justifier un prix souvent quatre fois plus élevé que le produit industriel de base […]. Dans les années 1970, Anchor était l’une des rares brasseries à n’utiliser que du malt, à l’exclusion des sirops, riz ou maïs. L’exemple d’Anchor inspirera quelques pionniers qui monteront des brasseries ex nihilo ».
Dans une Amérique où le standard post prohibition est le vulgaire Lager fadasse trop sucré qui a fait les beaux jours des Anheuser-Busch et autre MillerCoors, l’émergence de brasseries plus engagées sur l‘exploration des styles et l’excellence des matières premières combinée à l’incroyable développement du brassage amateur (dépénalisé en 1979) marquera le début d’un mouvement qui n’en finit pas de gonfler et de prendre un virage international.
On peut débattre longtemps sur ce qui fait qu’une bière est « craft » ou pas. Il est aujourd’hui beaucoup question d’indépendance financière (vis-à-vis de l’industrie et surtout de l’industrie des boissons alcoolisées). C’est certainement un sujet, j’en conviens, mais selon moi (je ne suis sans doute pas le seul) la différence essentielle entre un produit industriel et un produit artisanal a surtout à voir avec le mode production. Les méthodes sont donc en jeu avec, à la clé, la reproductibilité. Refaire une bière à l’identique c’est beaucoup plus difficile quand on se refuse à utiliser ce que l’on appelle pudiquement « les auxiliaires technologiques » à savoir les additifs qui permettent de corriger un goût, une couleur, une durée ou un mode de conservation - houblons isomérisés, enzymes exogènes, sucres divers, conservateurs, arômes… - et qui font partie de la caisse à outils (légale) des industriels dans leur quête du produit universel à haut rendement. On peut aussi évoquer les techniques de filtration ou de pasteurisation qui transforment un produit vivant en produit inerte. Ensuite il y a bien entendu les matières premières et leur sourcing… On lisait d’ailleurs plus haut que Anchor n’utilisait que du malt à l’exception de sirops de maïs et de riz !
De fait, la révolution Craft s’est surtout installée sur le socle ancestral de la fermentation haute (spontanée plus rarement) en s’ouvrant ainsi à une variété incroyable de styles, d’origines, de savoir-faire, de traditions alors que l’industrie a préféré le rendu propre et net de la fermentation basse (je schématise bien entendu) en produisant essentiellement des lagers ou des pils, le plus rapidement possible et au coût le plus bas. Par ailleurs le mouvement « Craft » s’est aussi concentré sur l’emploi de malts d’orge (avec son large panel de goûts et de couleurs), de céréales nobles et goûteuses (le blé, le seigle, l’avoine…), sur l’usage d’une diversité de souches de levures, ainsi que d’une large gamme de houblons (variétés, origines, terroirs, millésimes), sans compter les techniques de houblonnages qui sont en pleine mutation.
Or le style « California Common » ou « Steam Beer » c’est justement une bière bien maltée, plutôt bien houblonnée et fermentée avec une levure de fermentation basse dans les conditions de températures d’une fermentation haute… et c’est pour cela que l’on parle de bière hybride et que cette bière est peut-être un exemple à part… la thèse, l’antithèse et la synthèse… à la manière d’Anchor Brewing.
Le Beer Advocate nous parlent d’une bière « unique » en provenance des Etats-Unis issue de l’emploi d’une souche spécifique de levure pour Lager qui travaille mieux à des températures plus hautes. Cette méthode remonte la fin du 19ième siècle alors que le froid coûtait cher et que l’on refroidissait la bière à l’air frais venant du Pacifique (d’où la création d’un halo de condensation à l’origine du terme « steam » (vapeur)… « Steam Beer » est cependant une marque déposée par Anchor). Le style se définit par une bière de couleur ambrée/fauve (tawny) tirant parfois sur le rouge, maltée en bouche, avec un final torréfié, un corps moyen, une amertume prononcée (IBU entre 35 et 45) à la faveur d’un houblonnage assez franc aux flaveurs herbacées voire légèrement fruitées. Classiquement c’est le « Northern Brewer » qui est la variété de houblon utilisée (du moins chez Anchor). Craftbeer.com donne une température de service à entre 10 et 12°C et un accord sur feta, filet de porc (Tenderloin ?) et pain perdu. Miam !
Je me suis essayé au style California Common. Voici ma recette :
Grain Bill : Pale 72%, Vienna 21%, Cara 120 (Cara Munich II) 6%, Chocolat 1%
PH cible pendant saccharification et PH de l’eau de rinçage : 5.3
Plan de brassage : Empâtage à 50°C (5mn) > Monopalier 65°C (55 mn) > Mash Out 78°C (10 mn)
Ebullition : 70 mn
Plan de houblonnage : Fuggle 4.5%AA 1.5g/L (à 60mn) > Fuggle 4.5%AA 1.5g/L (à 30mn) > Fuggle 4.5%AA 1g/L (à 10mn) > Fuggle 4.5%AA 1g/L (au whirlpool) > Dry Hopping = Mosaic 12.5%AA 1.2g/L (au bout de 5 jours de primaire, entre 18 et 16°C et pendant 3 jours avant transfert pour secondaire)
Levure : White Labs San Francisco Lager Yeast WLP810 (ensemencement à 18°C)
Plan de fermentation : Primaire 9 jours (18°C à 16°C) / Secondaire 12 jours (16°C à 12°C) / Cold Crash 5 jours (12°C à 0°C) / Refermentation en bouteille 1 semaine (22°C) / Garde 3 à 5 semaines
DI = 1.051 / DF = 1.015 / Resucrage : 5g/L / ABV : 5.12% / IBU : 40 / EBC : 23
A l’heure où je la goûte et où j’écris ceci, elle n’a pas suffisamment de garde en bouteille pour être correctement affinée mais elle est dans les clous du style et je peux vous assurer qu’elle n’a rien d’une bière commune. Cheers !